
Une nouvelle « peur »
En fait, cet article m’a été inspiré par une vidéo que j’ai regardée très récemment, avec plusieurs autrices américaines qui discutaient des différents types de personnes qui peuvent participer à l’amélioration d’un manuscrit. Au cours de la vidéo, elles ont abordé le sujet des sensitivity readers, et la raison pour laquelle elles encourageaient à recourir à ce type de relecteurice m’a interpellée.
Mais d’abord, une rapide définition.
Que sont les sensitivity readers ?
Ce sont des personnes que l’on engage pour donner un point de vue très particulier sur son roman, celui d’une catégorie de personnes sous-représentées dans les médias (je n’ai pas envie de dire « minorité », c’est bien souvent incorrect…). Imaginons que le personnage principal de votre roman est homosexuelle et que vous ne l’êtes pas, vous pouvez engager un ou une sensitivity reader pour vous assurer que votre représentation de ce personnage ne contient pas d’impair, d’incohérence ou de stéréotypes.
Une « mauvaise » raison
Ce qui m’a marquée, c’est la raison principale pour laquelle ces autrices encourageaient à embaucher des sensitivity readers. Elles ont donné plusieurs raisons, mais elles ont surtout souligné lourdement que de nos jours, ce genre d’erreur pouvait laisser des marques durables sur la carrières d’une auteurice, et qu’il fallait l’éviter à tout prix.
Leur motivation principale, c’était de se protéger de la mauvaise publicité que peut générer un contenu considéré comme offensant, et de son impact sur leur carrière.
Mais une raison que je comprends
Soyons clair, je comprends tout à fait leur logique. Elles parlaient d’un point de vue d’auto-entrepreneuses qui essaient de se bâtir une carrière durable dans l’écriture, et en tant qu’entrepreneuses, soulever des critiques de ce genre est commercialement très mauvais (pour ne pas dire suicidaire). Elles se sont établies dans un domaine professionnellement très dur et très compétitif, et elles n’y sont arrivées qu’à force de travail acharné autant en écriture qu’en marketing, communication, etc. Être autrice auto-éditée, c’est accepter de porter toutes les casquettes d’une maison d’édition, et celle de « relations publiques » en fait partie.
En dehors de l’aspect purement business, les réseaux sociaux ont un effet extrêmement pervers : une personne qui sera pointée du doigt (à tort ou à raison) pourra se retrouver cible d’attaques disproportionnées voire même de harcèlements dans ET en dehors des réseaux sociaux. On voit de plus en plus de critiques et de chroniqueureuses (sur Youtube entre autres) qui appellent leurs spectateurices à ne PAS aller harceler les auteurices des œuvres ou les employé.e.s des sociétés qu’ils ou elles dénoncent…
Critiquer une œuvre et remarquer que son contenu est problématique, par exemple bourré de stéréotypes, ce n’est déjà pas la même chose que de dire que son auteurice est sexiste/raciste/homophobe (rayer la mention inutile), et ce n’est pas DU TOUT appeler à ce que cette personne soit harcelée…
Tout le monde peut faire des erreurs, de bonne foi, et même une personne qui serait réellement raciste/sexiste/homophobe ou tout à la fois (c’est souvent un package) :
- est-ce que cela mérite réellement une punition de cette ampleur ? (en général on laisse les lois et leurs représentant.e.s juger)
- est-ce que cela ne renforce pas cette personne dans ses propres croyances ?
Cette réaction de foule enragée qui se précipite sur le coupable pointé du doigt, ce n’est pas du tout un phénomène nouveau, ce n’est pas « la faute des réseaux sociaux ». N’oublions pas qu’il y a une réalité historique sordide derrière le terme « lynchage », bien plus horrible que des messages haineux sur un écran. Malgré tout, s’il est plutôt rare aujourd’hui qu’on torture et brule vif un homme qu’on prendrait pour un prussien, il n’est pas rare qu’on « lynche » sur les réseaux. Récemment, une association a publié la photo d’un couple de lyonnais en safari sur les réseaux sociaux, et ces personnes ont été immédiatement harcelées et contraintes à démissionner, alors qu’ils n’avaient rien fait d’illégal. Alors oui, personnellement voir une photo de lion mort, ça m’attriste, mais ce n’est ni à moi de juger, ni de punir, surtout que je ne connais pas une situation qui doit être plus compliquée que ce qu’il parait (entre tourisme nécessaire à l’économie d’un pays, conservation des espèces qui varie d’une zone à l’autre, moralité éthique de tuer un animal quel qu’il soit, etc)
TLDR : je ne suis pas du tout pour le harcèlement^^
Malgré tout
Malgré tout, ce n’est pas parce que le harcèlement « c’est mal » que ça justifie de dire ou d’écrire n’importe quoi.
Je trouve que l’argument « on ne peut plus rien dire » est beaucoup trop souvent utilisé comme une excuse sur les réseaux sociaux. On se lamente qu’on est obligé.e de se surveiller sans cesse.
Mais ce que beaucoup de gens oublient, c’est que les réseaux sociaux sont un « lieu » publique, et que ce n’est pas parce qu’on n’a pas physiquement les autres gens sous les yeux qu’ils et elles ne sont pas là. La plupart des gens par exemple ne feraient jamais une remarque grossophobe, même s’ils/elles la pensent, à côté d’une personne en surpoids, ou une remarque raciste à côté d’une personne de couleur dans un supermarché ou dans la rue !
Donc oui, il faut faire attention à ce qu’on dit sur les réseaux sociaux, comme on fait attention à ce qu’on dit dans la rue (et si « on » pouvait carrément arrêter de penser ce genre de choses, ce serait encore mieux, mais chaque chose en son temps^^).
Pas « offensant » mais « blessant »
Pour moi, il y a un gros problème de vocabulaire, qui vient de l’anglais, mais qui existe aussi dans la mentalité française.
En anglais, pour parler de contenu problématique, on utilise le mot offensive : « offensant ». En français, on a plutôt tendance à parler de « politiquement correct », qui soulève une problématique un peu différente, mais dans les deux cas l’idée est la même.
On parle d’énerver des gens, ou de les choquer, ou de les vexer.
Pour moi, c’est une erreur, et c’est une façon de présenter les choses qui est très facilement manipulable. Techniquement, n’importe qui peut se sentir offensé par n’importe quoi, donc il est facile de déclarer que « on ne peut plus rien dire ».
Et si n’importe qui peut se sentir offensé par n’importe quoi, pourquoi faire des efforts ?
Une question de vocabulaire
Sauf que dans la plupart des cas, on ne parle pas de choses qui vont « offenser » une personne vaguement malveillante qui n’attendrait que ça (et je suis sûre qu’il y en a), mais de stéréotypes ou déclarations qui ne sont pas seulement offensantes mais surtout nocives et blessantes pour toute une catégorie de la population.
Pas « offensant », « douloureux ».
Et pour moi, c’est la vraie raison qui devrait nous pousser à utiliser des sensitivity readers et à faire attention à ce qu’on dit et on écrit : pas pour éviter de provoquer des hordes en colère sur Internet, mais simplement pour ne pas faire de mal à une partie de nos lecteurices.
Alors oui, je vis peut-être dans le monde merveilleux des Bisounours, mais personnellement, j’ai envie qu’on prenne plaisir à lire ce que j’écris, et je n’ai pas envie qu’une partie de mon lectorat se prenne une claque en pleine figure au détour d’une page !
(Et je préfère écrire des choses vraies, pas un amas de stéréotypes inventés et d’erreurs).
Effrayant mais gérable
Alors oui, ça fait peur.
Ça fait peur de se dire que son prochain article ou Tweet peut déclencher une tempête de haine (celui-ci peut-être ?^^).
Ça peut faire peur aussi qu’une phrase qui nous parait anodine puisse blesser profondément quelqu’un.
Mais en y réfléchissant un peu, c’est une situation que nous gérons depuis l’enfance. En grandissant nous apprenons à ne pas dire tout ce qui nous passe par la tête, à reconnaitre que ce qu’on dit peut être vexant ou blessant.
Donc pour certaines personnes, il s’agit de se souvenir que les réseaux sociaux sont des lieux publiques et qu’ils ou elle feraient mieux de garder leurs vilaines pensées et leurs insultes pour la sphère privée.
Pour les autres, il faut se dire qu’on n’a simplement pas fini d’apprendre à se conduire en société et donc qu’il faut continuer à adapter la façon dont on s’adresse aux gens, en personne ou sur Internet, comme quand vos parents vous expliquaient qu’il faut dire « bonjour » et « merci » à la dame…
Mais comme vous ne pouvez plus forcément compter sur vos parents dans cette situation, cela peut impliquer un peu de recherches et d’ouverture d’esprit…
Annexe : comment appliquer les conseils qu’on ne comprend pas
Parler respectueusement, cela peut demander du bon sens, mais il y a aussi des choses qui sont complètement liées à l’expérience d’un groupe de personnes, et qu’il n’est pas évident de deviner. Et comme on n’a pas forcément un ou une amie avec cette expérience pour nous éclairer, parfois il faut faire des recherches.
Et on ne « comprend » pas toujours les conseils qu’on peu trouver au cours de ces recherches, parce qu’ils peuvent aller totalement à l’encontre de notre propre expérience.
Pour vous donner un exemple très simple, il est fortement déconseillé d’utiliser des noms de nourriture lorsqu’on parle de couleur de peau : ça peut être ressenti comme dégradant et objectifiant par une personne de couleur.
Personnellement, c’est un conseil qui va à l’encontre de toutes mes intuitions : pour moi, comparer une peau à du chocolat, c’est à peu près le plus haut compliment qu’on puisse lui faire (non, je ne suis absolument pas gourmande^^). Pour moi, la nourriture, c’est hautement positif !
MAIS.
Je ferais tout mon possible pour ne pas le faire.
Il y a un parallèle très simple pour dépasser ce raisonnement. Imaginez que vous ayez une nouvelle compagne ou compagnon, et que vous ayez envie de l’appeler « mon lapin », parce que vous trouvez ça mignon. Sauf que votre ami.e avait les dents un peu en avant au collège, a été surnommé.e « lapin » toute sa scolarité et en a été traumatisé.e. Jamais vous ne continueriez à l’appeler « mon lapin », non ? Même si vous trouvez ça trop mignon, parce que ce serait vraiment cruel, et plus mignon du tout. Et bien pour les conseils qui concernent la représentation, c’est la même chose, mais pour des MILLIONS de personnes. Vous n’allez pas utiliser des qualificatifs qui ont servi à harceler des millions de personnes, et qui raviveront ces mauvais souvenirs en lisant votre livre, non ?
Encore une fois, ce n’est qu’une extrapolation de ce qu’on apprend toute notre vie : comment ne pas blesser les gens autour de soi…
Dis comme ça, ça n’a pas l’air si difficile, non ?
Conclusion
Dans la majorité des cas, « on ne peut plus rien dire » n’est qu’une excuse pour justement dire n’importe quoi. Mais, même si le harcèlement existe réellement, je préfère être prudente, non pas pour me faire lyncher, mais parce que je veux que mes romans (et articles) soient un plaisir pour TOUTES les personnes qui me liront. Même si c’est difficile, je veux faire mon possible pour écrire un monde meilleur (ma nouvelle catégorie pour les articles où je parle de l’impact de l’écriture sur la société).
Et tant pis si je vis chez les Bisounours^^
Yeah. Très charmant article. Je suis content que les réseaux sociaux existent. Ce sont des endroits très intéressants pour parler à des personnes qu’on n’aurait jamais rencontré autrement, qu’ils soient contre ou avec nous. Bizarrement certaines personnes ont l’air d’oublier que ce sont de nouveaux espaces publics avec le lot de règles qui va avec. Ils prennent la première partie de la définition d’un réseau social comme un mur ou un journal mais ils oublient que ceux-ci sont exposés à tous et s’en offusquent après.
Et si les livres sont les plus anciens et parmi les plus beaux de tous les murs, merci à cet article pour rappeler d’en prendre soin.
Merci pour ton commentaire ! Je ne peux qu’approuver, les réseaux sociaux sont à la fois un endroit merveilleux pour partager avec le monde entier et un truc assez effrayant, voire dangereux… Et c’est marrant, parce que c’est plus ou moins le thème de mon premier roman^^
Selon moi, on serait bien inspiré d’aller humer l’air du côté du bouddhisme, et de se rappeler de la (sauf erreur – je ne suis pas bouddhiste) première Noble Vérité: la souffrance imprègne l’existence à tous les niveaux, elle est une des constantes de la condition humaine.
Parce que je cherche à causer le moins de tort à autrui, je prends soin de modérer mes propos, de faire preuve de bienveillance et de ne pas blesser mon prochain de manière gratuite et excessive. Cela dit, je suis conscient que, fatalement, ce que je dis et fait va potentiellement faire souffrir quelqu’un, quelque part, et que je peux également causer de la souffrance en disant ou en faisant autre chose, ou en ne disant et ne faisant rien.
Ambitionner d’évacuer de son écriture tout ce qui pourrait potentiellement blesser une lectrice ou un lecteur est bien intentionné, mais c’est une illusion. En poursuivant ce chemin, et en m’abstenant de tenir certains propos ou d’aborder certains sujets, je peux avoir l’impression de ménager mes lecteurs, mais en réalité, peut-être que je causerais moins de tort en parlant avec franchise et ouverture de ces sujets.
Tu as raison, c’est impossible de ne jamais blesser personne. Et je ne suis pas du tout pour exclure de la conversation certains sujets parce qu’il sont trop sensibles.
Mais si on prend l’exemple des hommes victimes de violence domestique, c’est clairement un sujet qui pourrait être abordé plus souvent, sauf qu’actuellement, quand le sujet sera abordé, ce sera sous la forme de blague et pour tourner les victimes en dérision. Le sujet est important, mais la forme aussi. Vouloir ne blesser personne est illusoire, mais quand on SAIT qu’utiliser un mot donné peut blesser des milliers de lecteurs, ce n’est pas non plus un effort trop démesuré de s’en abstenir.
Et pour ce qui est des sujets sensibles, qui peuvent blesser même quand ils sont bien traités, je pense que je ferais un de ces jours un article sur les Trigger Warning, qui ont l’avantage d’offrir le choix à une personne de lire ou non.
J’ai failli en parler dans cet article, mais c’est aussi un sujet compliqué et intéressant qui aurait été à l’étroit dans ce post^^
Oh mon Dieu, pourquoi je n’ai pas lu cet article plus tôt…
Que cela concerne l’écriture ou ma présence sur les réseaux sociaux, je suis en permanence terrifiée à l’idée de commettre un de ces faux pas.
Et pourtant, je suis la première à vouloir faire attention à ce que je dis/j’écris. Pas juste « parce que ça causerait des problèmes à ma carrière » mais vraiment parce que je trouve ça primordial de détruire les clichés. La moindre ligne un peu misogyne dans un livre me fait littéralement péter un boulon. J’essaie de faire très attention de mon côté, mais il faut toujours trouver un équilibre entre dire ce qu’on veut et prendre garde à ne pas écrire quelque chose de clairement « offensant. » Dans mon livre, un des personnages est en surpoids, une autre est homosexuelle. J’ai eu une peur bleue de mal m’exprimer pour parler de ces personnages, et le meilleur moyen que j’ai trouvé, c’était d’ignorer ces particularités sur mes personnages. Ça fait partie d’eux, oui, mais ce n’est pas tout ce qu’ils sont.
Bref, merci pour cet article absolument fascinant !!
Ça m’angoisse aussi. Pour mon deuxième roman, je veux inclure une histoire d’amour entre mes deux héroïnes, et un personnage transgenre, tout en explorant des thèmes liés à la sexualité et à la famille. Le fait que ce soit de la fantasy aide, parce que je ne décrirais pas des situations réelles, donc j’ai moins de chances de faire des « erreurs » , mais ça reste intimidant et compliqué… Je vais faire de mon mieux et je pense que c’est déjà un bon début^^.
En tout cas je suis contente que l’article t’ait intéressée !