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Damasio, le roi de la polyphonie

Je viens tout juste de finir de lire Les Furtifs d’Alain Damasio, et je ne résiste pas à vous parler de cet auteur… et pour une fois, c’est vraiment d’actualité ! J’avais adoré La Horde du Contrevent, qui est déjà un classique de la science-fiction alors qu’il n’est sorti qu’en 2004, et je n’ai pas été déçue par ce nouveau roman… (Critique sans spoiler !)

Les Furtifs de Alain Damasio

Résumé

Dans un futur proche, Lorca Varése cherche désespérément sa fille Tishka, disparue à l’âge de quatre ans. Lorca intègre le Récif, une unité secrète de l’armée française, spécialisée dans la chasse aux Furtifs, des créatures extrêmement… furtives^^ dont le grand public ne connait pas l’existence et qui ont la particularité de mourir dès qu’un humain les voit. Lorca est persuadé que les Furtifs sont à l’origine de la disparition de sa fille, ce dont il essaie de convaincre Sahar, son ex-femme, qui elle, essaie de faire le deuil de leur fille. Avec Sahar et son équipe du Récif, Lorca va essayer d’en apprendre plus sur les Furtifs et sa fille, tout en prenant part au bouillonnement social qui s’élève contre les multinationales qui ont pris le contrôle sur les villes françaises et leurs habitants…

Ce que j’ai aimé

L’audace

Damasio est un auteur qui n’hésite pas à briser les règles et à sortir des sentier battus. Dans La Horde du Contrevent par exemple, les chapitres étaient numérotés à l’envers. Dans plusieurs de ses romans dont les Furtifs, il fournit une bande-son (que je n’ai pas écoutée, je ne peux donc pas en parler). Mais j’ai été surtout impressionnée par son usage de la typographie et de la déformation du langage dans ce roman.

Les Furtifs comportent 6 points de vue différents à la première personne (j’en reparlerai plus tard), et contrairement à ce qu’on conseille généralement, Damasio n’hésite pas à sauter d’un personnage à l’autre à l’intérieur d’un chapitre, voire même d’une phrase à l’autre. Pour permettre aux lecteurices de se repérer, Damasio introduit des signes typographiques dans le texte qui indiquent qui parle : des points pour le point de vue de Lorca, des parenthèses pour celui de Saskia, des slash pour Nèr, etc. Certains passages sont donc bourrés de ponctuations et de signes qui n’auraient normalement rien à faire là, sans que cela gêne absolument la lecture.

Le langage et la musicalité étant des thèmes majeurs du roman, pour certains personnages, les mots deviennent de plus en plus déformés au cours du roman : inversion de syllabes, remplacement de voyelles, etc…

Cela peut paraitre risqué, mais le cerveau humain arrive très facilement à corriger ce genre d’approximation, et cela ne m’a posé aucun problème à la lecture. J’ai vraiment apprécié cette volonté d’utiliser le langage et la typographie de façon nouvelle et inventive, d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’excentricités gratuites pour épater la galerie mais bien de choix qui ont du sens dans le cadre du roman.

Personnellement, ça m’a un peu rassurée, parce que je m’inquiétais pour mon héros psychiatre geek vivant au UK qui utilise donc de temps à autre de l’anglais, et du vocabulaire technique médical ou du jeu vidéo (même si j’ai essayé de me limiter). Oui, les lecteurices peuvent survivre même s’ils ne comprennent pas un mot de temps à autre^^.

Le langage

Le style de la Horde était déjà très travaillé, mais je l’ai encore plus ressenti en lisant les Furtifs. Damasio est un orfèvre, il choisit chaque mot de son roman, et cela se sent. En fait, au tout début, cela m’a presque gênée. J’ai tendance à lire très (trop !) vite, mais ce n’était pas possible ici. Damasio n’utilise pas les tournures courantes qui me permettent de lire un mot sur dix et de comprendre quand même. J’ai donc été obligée de ralentir, et de profiter de chaque mot… et c’était un plaisir. En plus de ça, Damasio a vraiment travaillé la musicalité et la rythmique (ce qui a un rapport avec le contenu du roman), ce qui fait de cette lecture une expérience vraiment à part.

Et qui en fait aussi une leçon d’humilité en tant qu’autrice, parce que je ne suis clairement pas à ce niveau de précision dans le langage, ni à ce dépouillement total de clichés et de tournures bateau…

La polyphonie

Autant La Horde que Les Furtifs sont écrits à la première personne avec plusieurs narrateurs (6 pour les Furtifs, 23 pour la Horde !). Dans les deux cas, Damasio arrive à donner des voix, des aspirations et des caractéristiques vraiment distinctes à tous ces personnages. Dans le cas des Furtifs, Damasio a joué sur les sonorités pour différencier ses personnages (en plus du niveau de langage, etc), en faisant apparaitre certains sons plus souvent chez certains personnages.

Damasio est un maitre de la polyphonie, et ce n’est pas un hasard. D’après une interview que j’ai vu récemment de lui, il s’agit d’un choix politique. Damasio veut donner la parole au groupe, et non pas à un unique héros dont la voix dominerait celle des autres…

C’est d’ailleurs une illustration intéressante sur l’impact que le thème peut avoir autant sur le contenu que sur la forme d’un roman.

L’engagement

En parlant de choix politique, les Furtifs est clairement un roman engagé. Je n’en ai pas tant parlé dans mon résumé, mais l’intrigue se passe dans un futur très proche où la puissance des multinationales a explosé. Pour économiser, l’État a vendu certaines villes à des multinationales, qui les ont renommées en conséquence, comme Paris-LVMH, ou Orange qui n’a même pas eu besoin de changer de nom. Ces sociétés ont mis en place un système de pass d’accès avec des niveaux (standard, Privilège, Premium, etc) qui peuvent par exemple vous interdire l’accès de certaines rues à certaines heures si vous ne payez pas le bon niveau de pass. Le smartphone a été remplacé par une bague, qui sert à payer, à vous donner accès aux rues, mais aussi à tracer tous vos déplacements et à vous bombarder en permanence, y compris sur les bancs publics de pubs calculées selon vos achats, déplacements, communications… (totalement délirant, n’est-ce pas ?^^). La « réul » (réalité ultime, version sous stéroïde de la réalité augmentée) est omniprésente, ce qui permet aux gens de modifier le monde qu’ils perçoivent à leur guise.

L’éducation est privatisée, et les milices de ces multinationales vont jusqu’à poursuivre les « proferrants » qui font cours dans les quartiers défavorisés.

En plus de cette vision assez sombre (d’autant plus sombre qu’elle est loin d’être aberrante), Damasio envoie ses héros dans l’envers de ce décor. Sahar est une « proferrante », traquée par les milices et Lorca, avant de devenir militaire, était sociologue spécialisé dans les communes autogérées (qui n’appartiennent donc pas à des multinationales). Tous les deux naviguent donc dans les milieux alternatifs, pour ne pas dire franchement révolutionnaires.

Personnellement, j’ai beaucoup apprécié cet aspect du roman, en partie parce qu’il offre une alternative à la vision très déprimante et dystopique de ce futur probable (l’effet ne sera peut-être pas le même selon votre sensibilité politique, ce roman a un message anti-capitaliste assez clair^^). J’ai beaucoup aimé les passages sur les communautés alternatives, et les difficultés qu’elles rencontrent, c’est un sujet que je ne connaissais pas du tout. D’après ce que j’ai pu lire, Damasio est un défenseur de la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes, et j’imagine qu’il s’en est inspiré dans ce roman. Du coup, ça m’a donné envie de me renseigner sur la ZAD. Comme je suis les actualités de très loin, j’étais restée sur l’idée qu’il s’agissait simplement d’un point de contention sur la construction d’un aéroport, et j’ai manqué l’aspect « expérimentation sociale », et je pense que je ne suis pas la seule.

En tout cas, j’ai trouvé intéressant que la réflexion dépasse le stade du « dictature = caca » à laquelle se limite la plupart des dystopies. Damasio montre ce que ses personnages essaient d’installer en remplacement, d’ailleurs sans cacher les difficultés que cela peut représenter (le métier même de son héros consiste à se confronter à ces difficultés).

Le sujet

Les Furtifs est un roman d’anticipation, mais pas uniquement. Jusqu’à présent, j’ai assez peu parlé des fameux furtifs, en partie parce que je n’ai pas envie de vous en dire plus que nécessaire. Les furtifs sont un élément un peu à part dans ce roman, dans le sens où ils pourraient presque le faire glisser dans un autre genre (même si je ne saurais pas dire lequel). Pour l’instant, c’est quelque chose que je n’ai jamais vu ailleurs, en tout cas pas traité de cette manière, et j’ai apprécié le mystère, et la découverte petit à petit de ces créatures. Je ne vous en dit pas plus^^.

Quelques critiques

Je suis bien partie pour ne dire que du bien de ce roman, il faut bien que je tempère un peu^^.

Un peu difficile d’accès

Comme je l’ai dit dans la partie précédente, Damasio a été « audacieux ». Il s’est permis de grosses libertés avec le langage, et même si personnellement j’ai adoré et j’admire énormément ce genre de démarche, je suis consciente qu’elle ne sera pas au goût de tout le monde. Le niveau de langage peut aussi bien être très soutenu que extrêmement argotique selon les personnages. A la fin, certains mots sont simplement déformés. Cela demande un vocabulaire étendu, et parfois un peu de gymnastique mentale. Moi je lis énormément, je parle anglais, je ne suis déroutée ni par le langage de sociologue/philosophe/linguiste, ni par celui de hacker, et je viens de m’acheter un jeu où tout le but est de décrypter une langue disparue (Heaven’s Vault, génial), clairement ça ne me dérange pas de deviner un mot de temps à autre ! Mais je sais que quelqu’un qui n’est pas adepte de science-fiction (et donc pas habitué.e aux mots inventés), et qui ne lit ni beaucoup ni très vite puisse être dérouté.e ou découragé.e par un pavé de 700 pages où l’auteur s’amuse à inverser des lettres pour le plaisir^^.

Quelques longueurs

Damasio a des tonnes de choses à dire, et cela a tendance à se traduire par de longs passages philosophiques plus ou moins digestes. Il y en avait quelques uns dans la Horde, mais ils sont beaucoup plus présents dans Les Furtifs (qui est aussi pas mal plus long). C’est intéressant, mais parfois ça traine un peu en longueur et on aimerait revenir à l’action…

Ce n’est pas non plus un gros problème, il ne s’agit que de quelques passages.

Du pinaillage

Je vais me contredire un tout petit peu^^. J’ai salué les voix des personnages dans la partie précédente, je regrette simplement qu’elles soient un peu moins distinctes que dans la Horde. Damasio a beaucoup travaillé sur les sonorités et je pense qu’il faudrait lire le texte à voix haute pour mieux en profiter, ce qui n’est pas forcément très pratique (à part s’il sort en audiobook !). Mais du coup, j’ai l’impression que le jeu sur les sonorités limite le travail sur le vocabulaire, surtout à la fin du roman, ce qui enlève un aspect de la « voix » des personnages. Mais oui, c’est du pinaillage^^.

Conclusion

En résumé, j’ai vraiment beaucoup apprécié ce roman, j’ai été emportée par l’histoire, captivée par les personnages, éblouie par la maitrise stylistique, et charmée par l’audace et l’inventivité de la forme… Oui, tout ça^^.

Les Furtifs ne séduira sans doute pas tout le monde de la même manière. Si vous êtes allergique à la science-fiction, que vous préférez la simplicité stylistique, ou que les brûlots anti-capitalistes vous agacent, ce roman ne sera pas être pas à votre goût…

Et vous, est-ce que vous avez lu Les Furtifs ? La Horde du Contrevent ? Qu’en avez-vous pensé ?

Sur un tout autre sujet, j’attaque aujourd’hui Camp NaNoWriMo ! Bon courage si vous participez aussi !

5 réflexions au sujet de “Damasio, le roi de la polyphonie”

  1. Je n’ai toujours pas pris le temps de lire du Damasio mais ta critique m’intrigue au plus haut point, il faut que je corrige ce point au plus vite. Merci pour cette belle chronique 🙂

  2. Je n’ai pas encore lu les Furtifs mais je le ferai certainement une fois que ma PAL actuelle aura un peu baissé 🙂 J’avais aussi adoré la Horde, un roman qu m’a époustouflée de bout en bout tellement il est unique. Les personnages, le style (Caracole <3) , le ton, la diversité des narrations, la puissance de la quête, et même la forme de l'intrigue… Tout était complètement déroutant et génial.
    Récemment, j'ai lu aussi son premier roman "la Zone du Dehors" qui a déjà une très belle richesse de style. En revanche, par rapport à la Horde j'avais trouvé qu'il était beaucoup plus politique, ce n'est pas vraiment un roman d'aventure, il est donc un peu moins facile d'accès car les thèses défendues sont assez radicales. Je suis curieuse du coup de voir comment les Furtifs se place entre ces deux genres.

  3. « Les Furtifs » est sans conteste mon coup de coeur 2019, voir mon coup de coeur tout court!
    Il mêle les reflexions politiques de « La Zone du Dehors », en les ouvrant davantage, et le rêve et la polyphonie si travaillé de « La Horde ».
    Clairement, le niveau d’écriture et de réflexion rebutent beaucoup de gens, qui ont envie de lecture-divertissement. Mais celui-ci est tellement un régal à lire dans sa forme et dans l’intrigue, j’espère que davantage de lecteurs s’y laisseront prendre et se laisseront papiller les neurones comme je l’ai fait avec régal.
    Je confirme sur l’humilité du travail d’écriture comparé à ce qu’il produit! Ça pourrait décourager, cependant je préfère prendre ça comme un boost de motivation et de rigueur! De voir qu’un tel niveau d’excellence est possible, ça me donne envie de faire 15000 fois mieux que mon premier jet actuel.

    1. Merci pour ton commentaire. Je n’ai pas encore lu la Zone du Dehors, il va falloir que je m’y mette^^. C’est vrai que souvent c’est une question d’état d’esprit : quand on voit le travail des autres, on peut se décourager ou s’en inspirer. Dans mon cas, je crois que ça dépend de mon humeur^^.

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